mardi 30 avril 2013

Libéralisme

Nous allons mettre le livre complet du « libéralisme est un péché » de Don Sarda Y Salvany. Un chapitre sera mis tous les jours. Nous invitons ceux qui ne l'ont pas lu à le lire attentivement. Nous devons tous avoir une bonne compréhension du libéralisme pour pouvoir l'enrayer de nos milieux catholiques. Il y aura une section dans le haut du blogue seulement pour ce livre.

Le libéralisme est un péché
Don Félix Sarda Y Salvany
Décret de la Sacrée Congrégation de l’Index
Excellentissime Seigneur,
La Sacrée-Congrégation de l'Index a reçu la dénonciation qui lui a été faite de l'opuscule qui a pour titre : Le libéralisme est un péché, et pour auteur D. Félix Sarda y Salvany, prêtre de votre diocèse, dénonciation qui a été renouvelée en même temps qu'on dénonçait un autre opuscule qui a pour titre : ‘’Le procès de l'Intégrisme’’, c'est-à-dire Réfutation des erreurs contenues dans l'opuscule : Le libéralisme est un péché ; l'auteur de ce second opuscule est D. de Pazos, chanoine du diocèse de Vich.
C'est pourquoi ladite Sacrée-Congrégation a soigneusement examiné l'un et l'autre opuscule, avec les observations qu'ils avaient suscitées. Or, dans le premier, non seulement elle n'a rien trouvé qui soit contraire à la saine doctrine, mais son auteur D. Félix Sarda mérite d'être loué, parce qu'il expose et défend la saine doctrine sur le sujet dont il s'agit, par des arguments solides, développés avec ordre et clarté, sans nulle attaque à qui que ce soit.
Mais ce n'est pas le même jugement qui a été porté sur l'autre opuscule, publié par D. de Pazos ; en effet, il a besoin, pour le fond, de quelques corrections et, en outre, on ne peut approuver la façon de parler injurieuse dont l'auteur se sert beaucoup plus contre la personne de D. Sarda que contre les erreurs qu'il suppose exister dans son opuscule.
Aussi la Sacrée-Congrégation a-t-elle ordonné que D. de Pazos, averti par son propre ordinaire, (note: L'évêque du diocèse.) retire, autant que faire se peut, les exemplaires de son susdit opuscule et qu'à l'avenir, s'il survient quelque discussion au sujet des controverses qui pourraient surgir, il s'abstienne de toutes paroles injurieuses contre les personnes selon que le prescrit la vraie charité chrétienne ; d'autant plus que, si notre Très-Saint Père le Pape Léon XIII recommande beaucoup de pourchasser les erreurs, il n'aime cependant ni n'approuve les injures proférées contre les personnes, surtout lorsque ces personnes sont éminentes par la doctrine et la piété.
En vous communiquant cela, par ordre de la Sacrée-Congrégation de l'Index, afin que vous puissiez le faire savoir à votre illustre diocésain D. Sarda, pour la tranquillité de son esprit, je demande à Dieu pour vous tout bonheur et toute prospérité, et je me dis, avec le parfait témoignage de mon respect,
De Votre Grandeur,
Le très dévoué serviteur,
Fr. JÉROME SACCHERI,
De l'ordre des Prêcheurs, Secrétaire de la Sacrée-Congrégation de l'Index.




Lettre de Don Sarda y Salvany à la Marquise de Tristany
A Son Excellence Mme la Marquise de Tristany, à Lourdes. 
Madame,
Je suis trop touché de l'honneur que vous daignez me faire en me demandant l'autorisation de traduire en français mon livre intitulé : El liberalismo es pecado, pour ne pas vous l'accorder sans le moindre retard.
C'est pour moi une très grande satisfaction de pouvoir faire connaître mon humble opuscule à la France, par l'intermédiaire de la femme d'un de nos plus nobles et plus illustres généraux.
Si cela est possible, obtenez pour ce travail, auquel vous voulez bien consacrer votre temps et vos soins, ce dont je vous suis profondément reconnaissant, l'approbation diocésaine et quelques recommandations de journaux, tels que l'Univers.
Mais, Madame, ce n'est pas là une condition que je vous fais, mais un désir que j'exprime. Faites du Liberalismo es pecado et de mes autres livres ce qui sera le plus opportun en vue de la gloire de Dieu et du triomphe de la vérité.
Réservez-moi seulement, je vous en prie, un exemplaire signé de votre main.
Mes respects au vaillant général, sil vous plaît, et vous, Madame la Marquise, veuillez bien me compter au nombre de vos plus respectueux et de vos plus dévoués serviteurs.
FÉLIX SARDA Y SALVANY, Prêtre

Sabadell, province de Barcelone, 30 août 1885.
INTRODUCTION
Ne vous alarmez pas, pieux lecteur, et ne débutez point par faire mauvaise mine à cet opuscule. Ne le rejetez pas avec effroi en le feuilletant, car si brûlantes, si embrasées, si incandescentes que soient les questions qu'il traite et que nous allons tirer au clair, entre nous, dans ces familières et amicales conférences, vous n'aurez pas les doigts brûlés ; le feu dont il s'agit ici n'étant que métaphore et rien de plus.
Je n'ignore point, et du reste vous allez vous hâter de me le dire pour excuser vos craintes, que vous n'êtes pas le seul à ressentir une invincible répulsion et une horreur profonde pour de pareils sujets. Hélas ! je ne sais que trop, combien cette manière de penser ou de sentir est devenue une infirmité, une espèce de manie en quelque sorte générale, aux temps où nous vivons. Mais, dites-moi, en conscience, à quel sujet d'un véritable intérêt la controverse catholique peut-elle se consacrer si elle est tenue à fuir toute question brûlante, c'est-à-dire toute question prise sur le vif, palpitante, contemporaine, actuelle ? A combattre des ennemis vaincus et morts depuis des siècles et comme tels gisant en poudre, oubliés de tous, dans le Panthéon de l'histoire ? A traiter avec autant de sérieux que de parfaite courtoisie des questions du jour, à la vérité, mais des questions qui ne soulèvent aucun désaccord dans l'opinion publique, et n'ont rien d'hostile aux droits sacrés de la vérité ?
  
Vive Dieu ! Et ce serait pour cela que nous nous appelons soldats, nous les catholiques, que nous représentons l'Église comme armée, et que nous donnons le titre de capitaine au Christ Jésus notre chef ? Et c'est à cela que se réduirait la lutte sans trêve que nous sommes tenus de livrer à l'erreur, dès que, par le baptême et la confirmation nous sommes armés chevaliers d'une si glorieuse milice ? Mais une guerre qui appellerait au combat contre des ennemis imaginaires, où l'on n'emploierait que des canons chargés de poudre, et des épées à pointe émoussée, en un mot des armes auxquelles on ne demande que de briller et de tonner, sans blesser ni causer de dommage, serait-elle autre chose qu'une guerre de comédie? 


Évidemment, non. Il ne peut pas en être ainsi, car si le catholicisme est la divine vérité, comme il l'est positivement, vérité et douloureuse vérité sont ses ennemis, vérité et sanglante vérité, les combats qu'elle leur livre. Réelles donc, et non pure fantaisie de théâtre doivent être ses attaques et ses défenses ; c'est très sérieusement qu'il faut se jeter en ses entreprises, très sérieusement qu'il faut les mener à bonne fin. Réelles et véritables doivent être, par conséquent, les armes dont elle fait usage, réels et véritables les coups d'estoc et de taille qui se distribuent, réels et véritables les coups et les blessures faits ou reçus.

Si j'ouvre l'histoire de l'Église je trouve à toutes ses pages, cette vérité écrite maintes fois en lettres de sang.
Jésus-Christ, notre Dieu, anathématisa avec une énergie sans égale la corruption judaïque ; en face de toutes les préventions nationales et religieuses de son temps, Il éleva l'étendard de sa doctrine, et Il le paya de sa vie.
Le jour de la Pentecôte en sortant du Cénacle les apôtres ne se laissèrent pas arrêter par de vains scrupules lorsqu'il s'agit de reprocher en face aux princes et aux magistrats de Jérusalem l'assassinat juridique du Sauveur, et pour avoir osé, en ce moment, toucher une question si brûlante ils furent frappés de verges d'abord et plus tard mis à mort.
Depuis lors, tout héros de notre glorieuse armée a dû sa célébrité à la question brûlante dont la solution lui est échue en partage, à la question brûlante du jour, non à la question refroidie, arriérée, qui a perdu son intérêt, ni à la question future, encore à naître et qui se cache dans les secrets de l'avenir.
Ce fut corps à corps avec le paganisme couronné et assis sur le trône impérial, rien de moins, que les premiers apologistes eurent à traiter au risque de leur vie, la question brûlante de leur temps.
La question brûlante de l'arianisme qui bouleversa le monde entier valut à Athanase la persécution, l'exil, l'obligation de fuir, des menaces de mort et les excommunications de faux conciles. Et Augustin, ce valeureux champion de toutes les questions brûlantes de son siècle, est-ce que par hasard il eut peur des grands problèmes posés par les Pélagiens parce que ces problèmes étaient de feu ?
Ainsi, de siècle en siècle, d'époque en époque, à chaque question brûlante que l'antique ennemi de Dieu et du genre humain tire toute rouge de l'infernale fournaise, la Providence suscite un homme ou plusieurs hommes, marteaux puissants qui frappent sur elles sans se lasser. Frapper sur le fer rouge, c'est travailler à propos, tandis que frapper sur le fer refroidi, c'est travailler sans profit.
Le marteau des simoniaques et des concubinaires allemands fut Grégoire VII ; le marteau d'Averroes et des faux disciples d'Aristote fut Thomas d'Aquin ; le marteau d'Abélard fut Bernard de Clairvaux ; le marteau des Albigeois fut Dominique de Guzman, et ainsi de suite jusqu'à nos jours. Il serait trop long de parcourir l'histoire pas à pas pour prouver une vérité qui ne mériterait pas tant elle est évidente, les honneurs d'une discussion, sans le grand nombre de malheureux qui s'acharnent à l'obscurcir en élevant autour d'elle un nuage de poussière.
Mais, assez sur ce sujet, ami lecteur, j'ajouterai seulement, sans que personne nous entende, et sous le sceau du secret, ce qui suit : puisque chaque siècle a eu ses questions brûlantes, le nôtre doit nécessairement avoir aussi les siennes. Une d'entre elles, la question des questions, la question majeure, si incandescente qu'on ne peut la toucher d'aucun côté sans en faire jaillir des étincelles, c'est la question du libéralisme.
« Les dangers que court en ce temps la foi du peuple chrétien sont nombreux, ont écrit récemment les doctes et vaillants prélats de la province de Burgos, mais, disons-le, ils sont tous renfermés dans un seul qui est leur grand dominateur commun : le naturalisme... Qu'il s'intitule rationalisme, socialisme, révolution ou libéralisme, par sa manière d'être et son essence même il sera toujours la négation franche ou artificieuse, mais radicale, de la foi chrétienne et par conséquent il importe de l'éviter avec empressement et soin, autant qu'il importe de sauver les âmes».
La question brûlante de notre siècle est officiellement formulée dans cette grave déclaration émanant d'une source parfaitement autorisée. Toutefois, il est vrai de dire que le grand Pie IX avait formulé cette question en cent documents divers, avec plus de clarté encore et une tout autre autorité, et notre glorieux pontife Léon XIII l'a, à son tour énergiquement formulée il y a peu d'années dans son encyclique Humanum genus, encyclique qui a donné, donne et donnera tant à parler, et qui peut-être n'est pas encore le dernier mot de l'Église de Dieu sur ces matières.
Et pourquoi le libéralisme aurait-il, sur toutes les autres hérésies qui l'ont précédé, un privilège spécial de respect et en quelque sorte d'inviolabilité ?
Serait-ce parce que, dans la négation radicale et absolue de la souveraineté divine il les résume et les comprend toutes ? Serait-ce parce que, plus que tout autre il a fait pénétrer dans le corps social entier son virus corrupteur et sa gangrène ? Serait-ce parce que pour la juste punition de nos péchés, réalisant ce qui ne l'avait jamais été par aucune hérésie, il est devenu une erreur officielle, légale, intronisée dans les conseils des princes et toute-puissante dans le gouvernement des peuples ? Non, car ces raisons sont précisément celles qui doivent pousser et contraindre tout bon catholique à prêcher et soutenir contre le libéralisme, coûte que coûte, une croisade ouverte et généreuse.
Sus, sus sur lui, c'est l'ennemi ; sus sur lui, c'est le loup ; voilà ce que nous devons crier, à toute heure, selon la consigne qu'en a donné le Pasteur universel, nous tous qui avons reçu du ciel la mission de coopérer à un degré quelconque au salut spirituel du peuple chrétien. La campagne est ouverte, cette série de brèves et familières conférences commencée, ce ne sera pas toutefois sans que j'aie préalablement déclaré que je soumets toutes et chacune de mes affirmations, même les plus minimes, au jugement sans appel de l'Église, unique oracle de l'infaillible vérité.


Sabadell, mois du Rosaire 1884


lundi 29 avril 2013

L'intolérance doctrinale

Un sage a dit que les actions de l’homme sont les filles de sa pensée, et nous avons établi nous-mêmes que tous les biens comme tous les maux d’une société sont le fruit des maximes bonnes ou mauvaises qu’elle professe. La vérité dans l’esprit et la vertu dans le cœur sont des choses qui se correspondent à peu près inséparablement ; quand l’esprit est livré au démon du mensonge, le cœur, si toutefois l’obsession n’a pas commencé par lui, est bien près de se livrer au démon du vice. L’intelligence et la volonté sont deux sœurs entre lesquelles la séduction est contagieuse ; si vous voyez que la première s’est abandonnée à l’erreur, jetez un voile sur l’honneur de la seconde.


 C’est parce qu’il en est ainsi, Mes Frères., c’est parce qu’il n’est aucune atteinte, aucune lésion dans l’ordre intellectuel qui n’ait des conséquences funestes dans l’ordre moral et même dans l’ordre matériel, que nous nous attachons à combattre le mal dans son principe, à le tarir dans sa source, c’est-à-dire dans ses idées. Mille préjugés sont accrédités au milieu de nous : le sophisme, étonné de s’entendre attaquer, invoque la prescription ; le paradoxe se flatte d’avoir acquis le droit de cité et de bourgeoisie. Les chrétiens eux-mêmes, vivant au milieu de cette atmosphère impure, n’en évitent pas toute la contagion ; ils acceptent trop facilement bien des erreurs. Fatigués de résister sur les points essentiels, souvent, de guerre lasse, ils cèdent sur d’autres points qui leur semblent moins importants, et ils n’aperçoivent pas toujours, et parfois ils ne veulent pas apercevoir jusqu’où ils pourraient être conduits par leur imprudente faiblesse. Parmi cette confusion d’idées et de fausses opinions, c’est à nous, prêtres de l’incorruptible vérité, de nous jeter à la traverse, et de protester du geste et de la voix ; heureux si la rigide inflexibilité de notre enseignement peut arrêter le débordement du mensonge, détrôner des principes erronés qui règnent superbement dans les intelligences, corriger des axiomes funestes qui s’autorisent déjà de la sanction du temps, éclairer enfin et purifier une société qui menace de s’enfoncer, en vieillissant, dans un chaos de ténèbres et de désordres où il ne lui serait plus possible de distinguer la nature et encore moins le remède de ses maux.
 

Notre siècle crie : Tolérance ! tolérance ! Il est convenu qu’un prêtre doit être tolérant, que la religion doit être tolérante. M. F., en toutes choses rien n’égale la franchise ; et je viens vous dire sans détour qu’il n’existe au monde qu’une seule société qui possède la vérité, et que cette société doit nécessairement être intolérante. Mais, avant d’entrer en matière, pour nous bien entendre, distinguons les choses, convenons du sens des mots et ne confondons rien.


 La tolérance peut être ou civile ou théologique ; la première n’est pas de notre ressort, je ne me permets qu’un mot à cet égard. Si la loi veut dire qu’elle permet toutes les religions parce qu’à ses yeux elles sont toutes également bonnes, ou même encore parce que la puissance publique est incompétente à prendre un parti sur cette matière, la loi est impie et athée ; elle professe, non plus la tolérance civile telle que nous allons la définir, mais la tolérance dogmatique, et, par une neutralité criminelle, elle justifie dans les individus l’indifférence religieuse la plus absolue. Au contraire, si, reconnaissant qu’une seule religion est bonne, elle supporte et permet seulement le tranquille exercice des autres, la loi en cela, comme on l’a observé avant moi, peut être sage et nécessaire selon les circonstances. S’il est des temps où il faut dire avec le fameux connétable : Une foi, une loi ; il en est d’autres où il faut dire comme Fénelon au fils de Jacques II : « Accordez à tous la tolérance civile, non en approuvant tout comme indifférent, mais en souffrant avec patience ce que Dieu souffre ». Mais je laisse de côté ce champ hérissé de difficultés, et, m’attachant à la question proprement religieuse et théologique, j’exposerai ces deux principes :

 1° La religion qui vient du ciel est vérité, et elle est intolérante envers les doctrines.

 2° La religion qui vient du ciel est charité, et elle est pleine de tolérance envers les personnes.

 Prions Marie de venir à notre aide, et d’invoquer pour nous l’Esprit de vérité et de charité : Spiritum veritatis et pacis. Ave Maria.

 



Condamner la vérité
à la tolérance, c’est
la forcer au suicide.

I. Il est de l’essence de toute vérité de ne pas tolérer le principe contradictoire. L’affirmation d’une chose exclut la négation de cette même chose, comme la lumière exclut les ténèbres. Là où rien n’est certain, où rien n’est défini, les sentiments peuvent être partagés, les opinions peuvent varier. Je comprends et je demande la liberté dans les choses douteuses : In dubiis libertas. Mais dès que la vérité se présente avec les caractères certains qui la distinguent, par cela même qu’elle est vérité, elle est positive, elle est nécessaire, et, par conséquent, elle est une et intolérante : In necessariis unitas. Condamner la vérité à la tolérance, c’est la forcer au suicide. L’affirmation se tue, si elle doute d’elle-même ; et elle doute d’elle-même, si elle laisse indifféremment la négation se poser à côté d’elle. Pour la vérité, l’intolérance c’est le soin de la conservation, c’est l’exercice légitime du droit de propriété. Quand on possède, il faut défendre, sous peine d’être bientôt entièrement dépouillé.


 Aussi, mes Frères, par la nécessité même des choses, l’intolérance est partout, parce que partout il y a bien et mal, vrai et faux, ordre et désordre ; partout le vrai ne supporte pas le faux, le bien exclut le mal, l’ordre combat le désordre. Quoi de plus intolérant, par exemple, que cette proposition : 2 et 2 font 4 ? Si vous venez me dire que 2 et 2 font 3, ou que 2 et 2 font 5, je vous réponds que 2 et 2 font 4. Et si vous me dites que vous ne contestez point ma façon de compter, mais que vous gardez la vôtre, et que vous me priez d’être aussi indulgent envers vous que vous l’êtes envers moi ; tout en demeurant convaincu que j’ai raison et que vous avez tort, à la rigueur je me tairai peut-être, parce qu’après tout il m’importe assez peu qu’il y ait sur la terre un homme pour lequel 2 et 2 font 3 ou 5.

 
Sur un certain nombre de questions, où la vérité serait moins absolue, où les conséquences seraient moins graves, je pourrai jusqu’à un certain point composer avec vous. Je serai conciliant, si vous me parlez de littérature, de politique, d’art, de sciences agréables, parce qu’en toutes ces choses il n’y a pas un type unique et déterminé. Là le beau et le vrai sont, plus ou moins, des conventions ; et, au surplus, l’hérésie en cette matière n’encourt d’autres anathèmes que ceux du sens commun et du bon goût. Mais s’il s’agit de la vérité religieuse, enseignée ou révélée par Dieu lui-même ; s’il y va de votre avenir éternel et du salut de mon âme, dès lors plus de transaction possible. Vous me trouverez inébranlable, et je devrai l’être. C’est la condition de toute vérité d’être intolérante ; mais la vérité religieuse étant la plus absolue et la plus importante de toutes les vérités, est par conséquent aussi la plus intolérante et la plus exclusive.

 
Mes Frères, rien n’est exclusif comme l’unité. Or, entendez la parole de saint Paul : Unus Dominus, una fides ,unum baptisma. Il n’y a au ciel qu’un seul Seigneur : Unus Dominus. Ce Dieu, dont l’unité est le grand attribut, n’a donné à la terre qu’un seul symbole, une seule doctrine, une seule foi : Una fides. Et cette foi, ce symbole, il ne les a confiés qu’à une seule société visible, à une seule Église dont tous les enfants sont marqués du même sceau et régénérés par la même grâce : Unum baptisma. Ainsi l’unité divine, qui réside de toute éternité dans les splendeurs de la gloire, s’est produite sur la terre par l’unité du dogme évangélique, dont le dépôt a été donné en garde par Jésus-Christ à l’unité hiérarchique du sacerdoce : Un Dieu, une foi, une Église : Unus Dominus, una fides, unum baptisma.

 
Un pasteur anglais a eu le courage de faire un livre sur la tolérance de Jésus-Christ, et le philosophe de Genève a dit en parlant du Sauveur des hommes : « Je ne vois point que mon divin Maître ait subtilisé sur le dogme ». Rien n’est plus vrai, mes Frères : Jésus-Christ n’a point subtilisé sur le dogme. Il a apporté aux hommes la vérité, et il a dit : Si quelqu’un n’est pas baptisé dans l’eau et dans le Saint-Esprit ; si quelqu’un refuse de manger ma chair et de boire mon sang, il n’aura point de part dans mon royaume. Je l’avoue, il n’y a point là de subtilité ; c’est l’intolérance, l’exclusion la plus positive, la plus franche. Et encore Jésus-Christ a envoyé ses Apôtres prêcher toutes les nations, c’est-à-dire, renverser toutes les religions existantes, pour établir l’unique religion chrétienne par toute la terre, et substituer l’unité du dogme catholique à toutes les croyances reçues chez les différents peuples. Et prévoyant les mouvements et les divisions que cette doctrine va exciter sur la terre, il n’est point arrêté, et il déclare qu’il est venu apporter non la paix mais le glaive, allumer la guerre non seulement entre les peuples, mais dans le sein d’une même famille, et séparer, quant aux convictions du moins, l’épouse croyante de l’époux incrédule, le gendre chrétien du beau-père idolâtre. La chose est vraie, et le philosophe a raison : Jésus-Christ n’a point subtilisé sur le dogme.

 
Le même sophiste dit ailleurs à son Émile : «Moi, je fais comme saint Paul, et je place la charité bien au-dessus de la foi. Je pense que l’essentiel de la religion consiste, en pratique, que non seulement il faut être homme de bien, humain et charitable, mais que quiconque est vraiment tel, en croit assez pour être sauvé, n’importe quelle religion il professe ». Voilà certes, mes Frères, un beau commentaire de saint Paul qui dit, par exemple, que sans la foi il est impossible de plaire à Dieu ; de saint Paul qui déclare que Jésus-Christ n’est point divisé, qu’en lui il n’y a pas le oui et le non, mais seulement le oui ; de saint Paul qui affirme que, quand par impossible un ange viendrait évangéliser une autre doctrine que la doctrine apostolique, il faudrait lui dire anathème. Saint Paul, apôtre de la tolérance ! Saint Paul qui marche abattant toute science orgueilleuse qui s’élève contre Jésus-Christ, réduisant toutes les intelligences sous la servitude de Jésus-Christ.

 
On a parlé de la tolérance des premiers siècles, de la tolérance des Apôtres. Mes Frères, on n’y pense pas ; mais l’établissement de la religion chrétienne a été au contraire par excellence une œuvre d’intolérance religieuse. Au moment de la prédication des Apôtres, l’univers entier possédait à peu près cette tolérance dogmatique si vantée. Comme toutes les religions étaient aussi fausses et aussi déraisonnables les unes que les autres, elles ne se faisaient pas la guerre ; comme tous les dieux se valaient entre eux, c’étaient autant de démons, ils n’étaient point exclusifs, ils se toléraient : Satan n’est pas divisé contre lui-même. Rome, en multipliant ses conquêtes, multipliait ses divinités ; et l’étude de sa mythologie se compliquait dans la même proportion que celle de sa géographie. Le triomphateur qui montait au Capitole, faisait marcher devant lui les dieux conquis avec plus d’orgueil encore qu’il ne traînait à sa suite des rois vaincus. Le plus souvent, en vertu d’un sénatus-consulte, les idoles des Barbares se confondaient désormais avec le domaine de la patrie, et l’Olympe national s’agrandissait comme l’empire.

 



Quand on eut constaté
l’esprit intolérant de
la foi chrétienne, c’est
alors que commença
la persécution.

 
Le christianisme, au moment où il apparut (remarquez ceci, mes Frères, ce sont des aperçus historiques de quelque valeur par rapport à la question présente), le christianisme, à sa première apparition, ne fut pas repoussé tout d’un coup. Le paganisme se demanda si, au lieu de combattre cette religion nouvelle, il ne devait pas lui donner accès dans son sein. La Judée était devenue une province romaine ; Rome, accoutumée à recevoir et à concilier toutes les religions, accueillit d’abord sans trop d’effroi le culte sorti de la Judée. Un empereur plaça Jésus-Christ aussi bien qu’Abraham parmi les divinités de son oratoire, comme on vit plus tard un autre César proposer de lui rendre des hommages solennels. Mais la parole du prophète n’avait pas tardé à se vérifier : les multitudes d’idoles, qui voyaient d’ordinaire sans jalousie des dieux nouveaux et étrangers venir se placer à côté d’elles, à l’arrivée du Dieu des chrétiens tout à coup poussèrent un cri d’effroi, et, secouant leur tranquille poussière, s’ébranlèrent sur leurs autels menacés : Ecce Dominus ascendit, et commovebuntur simulacra a facie ejus. Rome fut attentive à ce spectacle. Et bientôt, quand on s’aperçut que ce Dieu nouveau était l’irréconciliable ennemi des autres dieux ; quand on vit que les chrétiens dont on avait admis le culte ne voulaient pas admettre le culte de la nation ; en un mot, quand on eut constaté l’esprit intolérant de la foi chrétienne, c’est alors que commença la persécution.

 
Écoutez comment les historiens du temps justifient les tortures des chrétiens : ils ne disent point de mal de leur religion, de leur Dieu, de leur Christ, de leurs pratiques ; ce ne fut que plus tard qu’on inventa des calomnies. Ils leur reprochent seulement de ne pouvoir souffrir aucune autre religion que la leur. « Je ne doutais pas, dit Pline le Jeune, quoi qu’il en soit de leur dogme, qu’il ne fallût punir leur entêtement et leur obstination inflexible : Pervicaciam et inflexibilem obstinationem. Ce ne sont point des criminels, dit Tacite, mais ce sont des intolérants, des misanthropes, des ennemis du genre humain. Il y a chez eux une foi opiniâtre à leurs principes, et une foi exclusive qui condamne les croyances de tous les autres peuples : Apud ipsos fides obstinata, sed adversus omnes alios hostile odium. Les païens disaient assez généralement des chrétiens ce que Celse a dit des Juifs, que l’on confondit longtemps avec eux parce que la doctrine chrétienne avait pris naissance en Judée : « Que ces hommes adhèrent inviolablement à leurs lois, disait ce sophiste, je ne les en blâme pas ; je ne blâme que ceux qui abandonnent la religion de leurs pères pour en embrasser une différente ! Mais si les Juifs ou les chrétiens veulent se donner les airs d’une sagesse plus sublime que celle du reste du monde, je dirai qu’on ne doit pas croire qu’ils soient plus agréables à Dieu que les autres. »

 
Ainsi, mes Frères, le principal grief contre les chrétiens, c’était la rigidité trop absolue de leur symbole, et, comme on disait, l’humeur insociable de leur théologie. Si ce n’eût été qu’un Dieu de plus, il n’y aurait pas eu de réclamations ; mais c’était un Dieu incompatible qui chassait tous les autres : voilà pourquoi la persécution. Ainsi l’établissement de l’Église fut une œuvre d’intolérance dogmatique. Toute l’histoire de l’Église n’est pareillement que l’histoire de cette intolérance. Qu’est-ce que les martyrs ? des intolérants en matière de foi, qui aiment mieux les supplices que de professer l’erreur. Qu’est-ce que les symboles ? des formules d’intolérance, qui règlent ce qu’il faut croire et qui imposent à la raison des mystères nécessaires. Qu’est-ce que la Papauté ? une institution d’intolérance doctrinale, qui par l’unité hiérarchique maintient l’unité de la foi. Pourquoi les conciles ? pour arrêter les écarts de la pensée, condamner les fausses interprétations du dogme, anathématiser les propositions contraires à la foi.

 



Nous sommes donc
  intolérants, exclusifs
en matière de
doctrine : nous en
faisons profession ;
nous en sommes fiers.

 
Nous sommes donc intolérants, exclusifs en matière de doctrine : nous en faisons profession ; nous en sommes fiers. Si nous ne l’étions pas, c’est que nous n’aurions pas la vérité, puisque la vérité est une, et par conséquent intolérante. Fille du ciel, la religion chrétienne, en descendant sur la terre, a produit les titres de son origine ; elle a offert à l’examen de la raison des faits incontestables, et qui prouvent irréfragablement sa divinité. Or, si elle vient de Dieu, si Jésus-Christ, son auteur, a pu dire : Je suis la vérité : Ego sum veritas; il faut bien, par une conséquence inévitable, que l’Église chrétienne ne conserve incorruptiblement cette vérité telle qu’elle l’a reçue du ciel même ; il faut bien qu’elle repousse, qu’elle exclue tout ce qui est contraire à cette vérité, tout ce qui la détruirait. Reprocher à l’Église catholique son intolérance dogmatique, son affirmation absolue en matière de doctrine, c’est lui adresser un reproche fort honorable. C’est reprocher à la sentinelle d’être trop fidèle et trop vigilante ; c’est reprocher à l’épouse d’être trop délicate et trop exclusive.

 
Nous vous tolérons bien, disent parfois les sectes à l’Église, pourquoi donc, vous, ne nous tolérez-vous pas ? Mes Frères, c’est comme si les esclaves disaient à l’épouse légitime : Nous vous supportons bien, pourquoi être plus exclusive que nous ? Les étrangères supportent l’épouse, c’est une grande faveur, vraiment ; et l’épouse est bien déraisonnable de prétendre seule à des droits et à des privilèges, dont on veut bien lui laisser une part, du moins jusqu’à ce qu’on réussisse à la bannir tout à fait !

 
Voyez donc cette intolérance des catholiques ! dit-on souvent autour de nous : ils ne peuvent souffrir aucune autre Église que la leur ; les protestants les souffrent bien ! M. F., vous étiez dans la tranquille possession de votre maison et de votre domaine ; des hommes armés s’y précipitent ; ils s’emparent de votre lit, de votre table, de votre argent, en un mot ils s’établissent chez vous, mais ils ne vous en chassent pas, ils poussent la condescendance jusqu’à vous laisser votre part. Qu’avez-vous à vous plaindre ? Vous êtes bien exigeants de ne pas vous contenter du droit commun!

 
Les protestants disent bien qu’on peut se sauver dans votre Église ; pourquoi prétendez-vous qu’on ne peut pas se sauver dans la leur ? M. F., transportons-nous sur une des places de cette cité. Un voyageur me demande la route qui conduit à la capitale ; je la lui enseigne. Alors un de mes concitoyens s’approche, et me dit : J’avoue que cette route conduit à Paris, je vous accorde cela ; mais vous me devez des égards réciproques, et vous ne me contesterez pas que cette autre route, la route de Bordeaux par exemple, conduise également à Paris.

 
En vérité, cette route de Paris serait bien intolérante et bien exclusive de ne pas vouloir qu’une route qui lui est directement opposée conduise au même but. Elle n’a pas un esprit conciliant ; jusqu’où ne se glisse pas l’envahissement et le fanatisme ? M. F., et je pourrais céder encore, car les routes les plus opposées finiraient par se rencontrer peut être, après avoir fait le tour du globe, tandis qu’on suivrait éternellement le chemin de l’erreur sans jamais arriver au ciel. Ne nous demandez donc plus pourquoi, quand les protestants avouent qu’on peut se sauver dans notre religion, nous nous refusons à reconnaître que, généralement parlant et hors le cas de la bonne foi et de l’ignorance invincible, on puisse se sauver dans la leur. Les épines peuvent avouer que la vigne donne des raisins, sans que la vigne soit tenue de reconnaître aux épines la même propriété.

 
M. F., nous sommes souvent confus de ce que nous entendons dire sur toutes ces questions à des gens sensés d’ailleurs. La logique leur fait entièrement défaut, dès qu’il s’agit de religion. Est-ce passion, est-ce préjugé qui les aveugle ? C’est l’un et l’autre. Au fond, les passions savent bien ce qu’elles veulent, quand elles cherchent à ébranler les fondements de la foi, à placer la religion parmi les choses sans consistance. Elles n’ignorent pas qu’en démolissant le dogme elles se préparent une morale facile. On l’a dit avec une justesse parfaite : c’est plutôt le décalogue que le symbole qui fait les incrédules. Si toutes les religions peuvent être mises sur un même rang, c’est qu’elles se valent toutes ; si toutes sont vraies, c’est que toutes sont fausses ; si tous les dieux se tolèrent, c’est qu’il n’y a pas de Dieu. Et quand on a pu en arriver là, il ne reste plus de morale bien gênante. Que de consciences seraient tranquilles, le jour où l’Église catholique donnerait le baiser fraternel à toutes les sectes ses rivales !

 
L’indifférence des religions est donc un système qui a ses racines dans les passions du cœur humain. Mais il faut dire aussi que, pour beaucoup d’hommes de notre siècle, il tient aux préjugés de l’éducation. En effet, ou bien il s’agit de ces hommes, déjà avancés en âge, et qui ont sucé le lait de la génération précédente ; ou bien il s’agit de ceux qui appartiennent à la génération nouvelle. Les premiers ont cherché l’esprit philosophique et religieux dans l’Émile de Jean-Jacques ; les autres, dans l’école éclectique ou progressive de ces demi-protestants et demi-rationalistes qui tiennent aujourd’hui le sceptre de l’enseignement.

 
Jean-Jacques a été parmi nous l’apologiste et le propagateur de ce système de tolérance religieuse. L’invention ne lui en appartient pas, quoiqu’il ait audacieusement enchéri sur le paganisme qui ne poussa jamais aussi loin l’indifférence. Voilà, avec un court commentaire, les principaux points du catéchisme genevois, devenu malheureusement populaire : Toutes les religions sont bonnes ; c’est-à-dire, autrement pour le français, toutes les religions sont mauvaises. Il faut pratiquer la religion de son pays ; c’est-à-dire que la vérité en matière religieuse dépend du degré de longitude et de latitude : vérité en deçà des monts, mensonge au delà des monts. Par conséquent, ce qui est encore plus grave, il faut ou n’avoir aucune religion sincère et faire l’hypocrite partout, ou, si l’on a une religion au fond du cœur, se rendre apostat et renégat quand les circonstances le veulent. La femme doit professer la même religion que son mari, et les enfants la même religion que leur père ; c’est-à-dire que ce qui était faux et mauvais avant le contrat de mariage, doit être vrai et bon après, et qu’il serait mal aux enfants des anthropophages de s’écarter des pratiques estimables de leurs parents !

 
Mais je vous entends me dire que le siècle de l’Encyclopédie est passé, qu’une réfutation plus longue serait un anachronisme. A la bonne heure ; fermons le livre de l’Éducation. Ouvrons à sa place les savants Essais qui sont comme la source commune d’où la philosophie du XIXe siècle se répand par mille canaux fidèles sur toute la surface de notre pays. Cette philosophie s’appelle éclectique, syncrétique, et, avec une petite modification, elle s’appelle aussi progressive. Ce beau système consiste à dire qu’il n’y a rien de faux ; que toutes les opinions et toutes les religions peuvent être conciliées ; que l’erreur n’est pas possible à l’homme, à moins qu’il ne dépouille l’humanité ; que toute l’erreur des hommes consiste à croire posséder exclusivement toute la vérité, quand chacun d’eux n’en tient qu’un anneau et que de la réunion de tous ces anneaux doit se former la chaîne entière de la vérité. Ainsi, selon cette incroyable théorie, il n’y a pas de religions fausses, mais elles sont toutes incomplètes l’une sans l’autre. La véritable religion serait la religion de l’éclectisme syncrétique et progressif, laquelle rassemblerait toutes les autres, passées, présentes et à venir : toutes les autres, c’est-à-dire, la religion naturelle qui reconnaît un Dieu ; l’athéisme qui n’en connaît pas, le panthéisme qui le reconnaît dans tout et partout ; le spiritualisme qui croit à l’âme, et le matérialisme qui ne croit qu’à la chair, au sang et aux humeurs ; les sociétés évangéliques qui admettent une révélation, et le déisme rationaliste qui la repousse ; le christianisme qui croit le Messie venu, et le judaïsme qui l’attend toujours ; le catholicisme qui obéit au pape ; et le protestantisme qui regarde le pape comme l’antéchrist. Tout cela est conciliable ; ce sont différents aspects de la vérité. De l’ensemble de ces cultes résultera un culte plus large, plus vaste, le grand culte véritablement catholique, c’est-à-dire universel, puisqu’il renfermera tous les autres dans son sein.

 
M. F., cette doctrine, que vous avez tous qualifiée absurde, n’est point de ma création ; elle remplit des milliers de volumes et de publications récentes ; et, sans que le fond en varie jamais, elle prend tous les jours de nouvelles formes sous la plume et sur les lèvres des hommes entre les mains desquels reposent les destinées de la France.— A quel point de folie sommes-nous donc arrivés ?— Nous en sommes arrivés, M. F., là où doit logiquement en venir quiconque n’admet pas ce principe incontestable que nous avons établi, savoir : que la vérité est une, et par conséquent intolérante, exclusive de toute doctrine qui n’est pas la sienne. Et, pour rassembler en quelques mots toute la substance de cette première partie de mon discours, je vous dirai : Vous cherchez la vérité sur la terre, cherchez l’Église intolérante. Toutes les erreurs peuvent se faire des concessions mutuelles ; elles sont proches parentes, puisqu’elles ont un père commun : Vos ex patre diabolo estis. La vérité, fille du ciel, est la seule qui ne capitule point.

 




Vous cherchez la
vérité sur la terre,
cherchez l’Église
intolérante.

 
O vous donc qui voulez juger cette grande cause, appropriez-vous en cela la sagesse de Salomon. Parmi ces sociétés différentes entre lesquelles la vérité est un objet de litige, comme était cet enfant entre les deux mères, vous voulez savoir à qui l’adjuger. Dites qu’on vous apporte un glaive, feignez de trancher, et examinez le visage que feront les prétendantes. Il y en aura plusieurs qui se résigneront, qui se contenteront de la part qui va leur être livrée. Dites aussitôt : celles-là ne sont pas les mères. Il en est une au contraire qui se refusera à toute composition, qui dira : la vérité m’appartient et je dois la conserver tout entière, je ne souffrirai jamais qu’elle soit diminuée, morcelée. Dites : celle-ci est la véritable mère.

 
Oui, sainte Église catholique, vous avez la vérité, parce que vous avez l’unité, et que vous êtes intolérante à laisser décomposer cette unité. C’était là, M. F., notre premier principe : La religion qui descend du ciel est vérité, et par conséquent elle est intolérante, quant aux doctrines. Il me reste à ajouter : La religion qui descend du ciel est charité, et par conséquent elle est pleine de tolérance, quant aux personnes. Cette fois encore, je ne ferai guère qu’énoncer et n’entreprendrai pas le développement. Respirons un moment.

 
II. C’est le propre de l’Église catholique, M. F., d’être ferme et inébranlable sur les principes, et de se montrer douce et indulgente dans leur application. Quoi d’étonnant ? N’est-elle pas l’épouse de Jésus-Christ, et, comme lui, ne possède-t-elle pas à la fois le courage intrépide du lion, et la mansuétude pacifique de l’agneau ? Et ne représente-t-elle pas sur la terre la suprême Sagesse, qui tend à son but fortement et qui dispose tout suavement ? Ah ! c’est à ce signe encore, c’est à ce signe surtout que la religion descendue du ciel doit se faire reconnaître, c’est aux condescendances de sa charité, aux inspirations de son amour. Or, M. F., considérez l’Église de Jésus-Christ, et voyez avec quels ménagements infinis, avec quels respectueux égards elle procède avec ses enfants, soit dans la manière dont elle présente ses enseignements à leur intelligence, soit dans l’application qu’elle en fait à leur conduite et à leurs actions. Bientôt vous reconnaîtrez que l’Église c’est une mère, qui enseigne invariablement la vérité et la vertu, qui ne peut jamais consentir à l’erreur ni au mal, mais qui s’industrie à rendre son enseignement aimable, et qui traite avec indulgence les égarements de la faiblesse.

 
Souffrez que je vous communique, M. F., une impression qui assurément ne m’est pas particulière et personnelle, et qu’ont éprouvée comme moi tous ceux de mes frères qui se sont livrés avec loisir et réflexion à l’incomparable étude de la science sacrée. Dès les premiers pas qu’il m’a été donné de faire dans le domaine de la sainte théologie, ce qui m’a causé le plus d’admiration, ce qui a parlé le plus éloquemment à mon âme, ce qui m’aurait inspiré la foi si je n’avais eu le bonheur de la posséder déjà, c’est d’une part la tranquille majesté avec laquelle l’Église catholique affirme ce qui est certain, et d’autre part la modération et la réserve avec laquelle elle abandonne aux libres opinions tout ce qui n’est pas défini. Non, ce n’est pas ainsi que les hommes enseignent les doctrines dont ils sont les inventeurs, ce n’est pas ainsi qu’ils expriment les pensées qui sont le fruit de leur génie.

 
Quand un homme a créé un système, il le soutient avec une ténacité absolue ; il ne cède ni sur un point ni sur un autre. Quand il s’est épris d’une doctrine issue de son cerveau, il cherche à la faire prévaloir avec empire ; ne lui contestez pas une seule de ses idées : celle que vous vous permettez de discuter est précisément la plus assurée et la plus nécessaire. Presque tous les livres sortis de la
main des hommes sont empreints de cette exagération et de cette tyrannie. S’agit-il de littérature, d’histoire, de philosophie, de science ? chacun s’érige en oracle, ne veut être contredit en rien ; c’est une affirmation perpétuelle ; c’est une critique étroite, mesquine, hautaine, absolue. La science sacrée, au contraire, la sainte théologie catholique offre un caractère tout différent. Comme l’Église n’a point inventé la vérité, mais qu’elle en est seulement dépositaire, on ne trouve point de passion ni d’excès dans son enseignement. Il a plu au Fils de Dieu descendu sur la terre, en qui résidait la plénitude de la vérité, il lui a plu de dévoiler clairement certaines faces, certains aspects de la vérité et de laisser seulement entrevoir les autres. L’Église ne pousse pas plus loin son ministère, et, contente d’avoir enseigné, maintenu, vengé les principes certains et nécessaires, elle laisse ses enfants discuter, conjecturer, raisonner librement sur les points douteux.

 
L’enseignement catholique a été tellement calomnié, M. F., les hommes sont tellement accoutumés à le juger avec leurs préventions, que vous croirez difficilement peut-être à ce que je vais vous dire. Il n’y a pas une seule science au monde qui soit moins despotique que la science sacrée. Le dépôt de l’enseignement a été confié à l’Église ; or savez-vous ce que l’Église enseigne ? un symbole en douze articles qui ne forment pas douze lignes, symbole composé par les Apôtres et que les deux premiers conciles généraux ont expliqué et développé par l’addition de quelques mots devenus nécessaires.

 
Nous proclamons, nous catholiques, que l’interprétation authentique des saintes Écritures appartient à l’Église ; or savez-vous, M. F., par rapport à combien de versets de la Bible l’Église a usé de ce droit suprême ? La Bible renferme trente mille versets environ, et l’Église n’a peut-être pas défini le sens de quatre-vingts de ces versets ; le reste est abandonné aux commentateurs, et, je puis le dire, au libre examen du lecteur chrétien, en sorte que, selon la parole de saint Jérôme, les Écritures sont un vaste champ dans lequel l’intelligence peut s’ébattre et se délecter, et où elle ne rencontrera que quelques barrières çà et là autour des précipices, et aussi quelques lieux fortifiés où elle pourra se retrancher et trouver un secours assuré.

 
Les conciles sont le principal organe de l’enseignement chrétien ; or le concile de Trente voulant renfermer dans une seule et même déclaration toute la doctrine obligatoire, il n’a pas fallu deux pages pour contenir la profession de foi la plus complète. Et si l’on étudie l’histoire de ce concile, on reconnaît avec admiration qu’il était également jaloux de maintenir les dogmes et de respecter les opinions ; et il est tel mot que l’assemblée des Pères a rejeté et auquel elle n’a pas eu de repos qu’elle n’en ait substitué un autre, parce que sa signification grammaticale semblait dépasser la mesure de la vérité certaine et dérober quelque chose aux libres controverses des docteurs.

 
Enfin, l’incomparable Bossuet ayant opposé aux calomnies des protestants sa célèbre Exposition de la foi catholique, il se trouva que cette même Église, que l’on accusait de tyranniser les intelligences, pouvait réduire ses vérités définies et nécessaires dans un corps de doctrine beaucoup moins volumineux que n’étaient les confessions, synodes et déclarations des sectes qui avaient rejeté le principe de l’autorité et qui professaient le libre examen.

 
Or, je le répète, M. F., ce phénomène remarquable qui ne se trouve que dans l’Église catholique, cette tranquille majesté dans l’affirmation, cette modération et cette réserve dans toutes les questions non définies, voilà, selon moi, le signe adorable auquel je dois reconnaître la vérité venue du ciel. Quand je contemple sur le front de l’Église cette conviction sereine et cette bénigne indulgence, je me jette entre ses bras, et je lui dis : Vous êtes ma mère. C’est ainsi qu’une mère enseigne, sans passion, sans exagération, avec une autorité calme et une sage mesure.

 
Et ce caractère de l’enseignement de l’Église, vous le retrouvez chez ses docteurs les plus éminents, chez ceux dont elle adopte et autorise à peu près sans restriction les écrits. Augustin entreprend son immortel ouvrage de la Cité de Dieu qui sera jusqu’à la fin des âges un des plus riches monuments de l’Église. Il va venger contre les calomnies du paganisme expirant les saintes vérités de la foi chrétienne ; il sent au dedans de lui bouillonner les ardeurs du zèle ; mais s’il a lu dans les Écritures que Dieu est la vérité, il a lu aussi que Dieu est charité : Deus charitas est; il comprend que l’excès de la vérité peut devenir le défaut de la charité ; il se met à genoux, et il envoie vers le ciel cette admirable prière : Mitte, Domine, mitigationes in cor meum, ut charitate veritatis non amittam veritatem charitatis : Envoyez, Seigneur, envoyez dans mon cœur l’adoucissement, le tempérament de votre esprit, afin qu’entraîné par l’amour de la vérité, je ne perde pas la vérité de l’amour : Mitte, Domine, mitigationes in cor meum, ut charitate veritatis non amittam veritatem charitatis. Et, à l’autre extrémité de la chaîne des saints docteurs, entendez ces belles paroles du bienheureux évêque de Genève : La vérité qui n’est pas charitable cesse d’être la vérité ; car en Dieu, qui est la source suprême du vrai, la charité est inséparable de la vérité. Ainsi, M. F., lisez Augustin, lisez François de Sales : vous trouverez dans leurs écrits la vérité dans toute sa pureté et, à cause de cela même, tout empreinte de charité et d’amour.

 
O prêtre de Carthage, illustre apologiste des premiers âges, j’admire le nerf de votre langage énergique, la puissance irrésistible de votre sarcasme ; mais le dirai-je ? sous l’écorce de vos écrits les plus orthodoxes, je cherche l’onction de la charité ; vos syllabes incisives n’ont pas l’accent humble et doux de l’amour. Je crains que vous ne défendiez la vérité comme on défend un système à soi, et qu’un jour votre orgueil blessé n’abandonne la cause que votre zèle amer avait soutenue. Ah ! M. F., pourquoi Tertullien, avant de consacrer son immense talent au service de l’évangile, n’a-t-il pas prié le Seigneur, comme Augustin, d’envoyer dans son cœur les adoucissements, les tempéraments de son esprit ? L’amour l’aurait maintenu dans la doctrine. Mais parce qu’il n’était pas dans la charité, il a perdu la vérité.

 
Et vous, ô célèbre apologiste de ces derniers jours, vous dont les premiers écrits furent salués par les applaudissements unanimes de tous les chrétiens, vous le dirai-je, ô grand écrivain, cette logique apparente dans les étreintes de laquelle vous voulez étouffer votre adversaire, ces raisonnements pressés, multipliés, triomphants dont vous l’accablez, tout cela me laisse à désirer quelque chose ; votre zèle ressemble à de la haine, vous traitez votre adversaire en ennemi, votre parole impétueuse n’a pas l’onction de la charité ni l’accent de l’amour. O notre infortuné frère dans le sacerdoce, pourquoi faut-il qu’avant de consacrer votre beau talent à la défense de la religion, vous n’ayez pas fait au pied de votre crucifix la prière d’Augustin ? Mitte, Domine, mitigationes in cor meum, ut charitate veritatis non amittam veritatem charitatis. Plus d’amour dans votre cœur, et votre intelligence n’aurait pas fait une si déplorable défection ; la charité vous aurait maintenu dans la vérité.

 
Et si l’Église catholique, M. F., présente à nos esprits l’enseignement de la vérité avec tant de ménagements et de douceur, ah ! c’est encore avec plus de condescendance et de bonté qu’elle applique ses principes à notre conduite et à nos actions. Incapable de supporter jamais les doctrines mauvaises, l’Église est tolérante sans mesure pour les personnes. Jamais elle ne confond l’erreur avec celui qui l’enseigne, ni le péché avec celui qui le commet. L’erreur elle la condamne, mais l’homme elle continue de l’aimer ; le péché elle le flétrit, mais le pécheur elle le poursuit de sa tendresse, elle ambitionne de le rendre meilleur, de le réconcilier avec Dieu, de faire rentrer dans son cœur la paix et la vertu.

 
Elle ne fait point acception de personnes : il n’y a pour elle ni juif, ni grec, ni barbare ; elle ne s’occupe point de vos opinions ; elle ne vous demande pas si vous vivez dans une monarchie ou dans une république. Vous avez une âme à sauver, voilà tout ce qu’il lui faut. Appelez-la, elle est à vous, elle arrive les mains pleines de grâces et de pardon. Vous avez commis plus de péchés que vous n’avez de cheveux sur la tête ; cela ne l’effraie point, elle efface tout dans le sang de Jésus-Christ. Quelques-unes de ses lois sont pour vous trop onéreuses, elle consent à les accommoder à votre faiblesse ; leur rigueur cède devant votre infirmité, et l’oracle de la théologie, saint Thomas, pose en principe que si nul ne peut dispenser de la loi divine, la condescendance au contraire ne doit pas être trop difficile dans les lois de l’Église, à cause de la suavité qui fait le fond de son gouvernement : Propter suave regimen Ecclesiæ. Aussi, M. F. quand la loi civile est rigide et inflexible, autant la loi de l’Église est souple et pliable. Quelle autre autorité sur la terre gouverne, administre comme l’Église ? Suave regimen Ecclesiæ.

 
Ah ! que le monde, qui nous prêche la tolérance, soit donc aussi tolérant que nous ! Nous ne rejetons que les principes, et le monde rejette les personnes. Que de fois nous absolvons, et le monde continue de condamner ! Que de fois, au nom de Dieu, nous avons tiré le voile de l’oubli sur le passé, et le monde se souvient toujours ! Que dis-je ? les mêmes bouches qui nous reprochent l’intolérance, nous blâment de notre bonté trop crédule et trop facile ; et notre inépuisable patience envers les personnes est presque aussi combattue que notre inflexibilité contre les doctrines.

 
M. F., ne nous demandez donc plus la tolérance par rapport à la doctrine. Encouragez au contraire notre sollicitude à maintenir l’unité du dogme, qui est le seul lien de la paix sur la terre. L’orateur romain l’a dit : l’union des esprits est la première condition de l’union des cœurs. Et ce grand homme fait entrer dans la définition même de l’amitié l’unanimité de pensée par rapport aux choses divines et humaines : Eadem de rebus divinis et humanis cum summa charitate juncta concordia.

 
Notre société, M. F., est en proie à mille divisions ; nous nous en plaignons tous les jours. D’où vient cet affaiblissement des affections, ce refroidissement des cœurs ? Ah ! M. F., comment les cœurs seraient-ils rapprochés, là où les esprits sont si éloignés ? Parce que chacun de nous s’isole dans sa propre pensée, chacun de nous se renferme aussi dans l’amour de soi-même. Voulons-nous mettre fin à ces dissidences sans nombre, qui menacent de détruire bientôt tout esprit de famille, de cité et de patrie ? Voulons-nous n’être plus les uns pour les autres des étrangers, des adversaires et presque des ennemis ? Revenons à un symbole, et nous retrouverons bientôt la concorde et l’amour.

 
Tout symbole concernant les choses d’ici-bas est bien loin de nous ; mille opinions nous divisent et il n’y a plus de dogme humain depuis longtemps, et je ne sais s’il s’en reconstituera jamais un parmi nous. Heureusement le symbole religieux, le dogme divin s’est toujours maintenu dans sa pureté entre les mains de l’Église, et par là un germe précieux de salut nous est conservé. Le jour où tous les Français diront : « Je crois à Dieu, à Jésus-Christ et à l’Église », tous les cœurs ne tarderont pas à se rapprocher, et nous retrouverons la seule paix vraiment solide et durable, celle que l’Apôtre appelle la paix dans la vérité. Ainsi soit-il.

 


Cardinal Pie,
Sermon prêché à la cathédrale de Chartres :
 sur l’intolérance doctrinale
 
Repris de Les Documents contrerévolutionnaires n°12